Je n’aurais jamais dû aller à la finale du Grand Nigos. Le Grand Nigos est un jeu télévisé, version moderne des chaises musicales. On met de la musique, avec un orchestre symphonique et des danseurs habillés en combinettes moulantes et pailletées. Tous les candidats virevoltent autour des chaises pendant que le Grand Nigos fait le bateleur en hurlant des banalités pour faire monter le suspense. Quand l’orchestre s’arrête, paf, tout le monde s’assoit, sauf le grand ou la grande nigaude qui n’a pas trouvé de place et qui est donc éliminé. Le jeu dure longtemps car il y a une quinzaine de candidats au départ et chaque émission dure presque trois heures, avec toutes les promos nationales et internationales du moment. L’orchestre symphonique joue aussi parfois de vieux trucs poussifs, des valses lentes et des rumbas alanguies, c’est encore plus dur pour les candidats qui n’ont pas vocation à danser et qui ondulent mollement autour des chaises. Le public a pour mission de crier le plus fort possible pour mettre de l’ambiance et ce n’est pas facile. C’est l’émission la plus courue du PAF hertzien et moi, comme une andouille, je m’étais promis d’y assister, car je trouvais que l’animateur du Grand Nigos était assez joli garçon.
C’est un Hongrois brésilien passablement télégénique, qui parle plusieurs langues et s’habille en Berlutti. A part ça, pas grand-chose, mais j’avais récupéré par hasard son numéro de téléphone et cela m’aidait bien les jours de spleen. Je lui envoyais des petits messages idiots auxquels il répondait toujours très gentiment. Évidemment, c’était le plus souvent un assistant qui répondait aux dizaines de messages aussi complaisants que le mien, mais c’était parfois Nigos lui-même et cela me faisait du bien de penser qu’un homme célèbre s’intéressait à moi.
Pour tout dire, j’avais eu son numéro grâce à Henriette, la magnétiseuse de ma mère. Un jour de pluie, gris et orageux, Henriette avait hurlé de rire et de joie lorsque je lui avais avoué, dans un moment d’égarement et d’exaltation circonstancielle mon admiration pour le Grand Nigos. Henriette était fan, elle aussi et trouvait que le Grand Nigos portait merveilleusement le costume, ce qui en ferait un mari idéal. Elle était hélas déjà marié à un médecin auvergnat charmant, mais un peu dépressif et devait se contenter de croiser le Nigos dans les salons feutrés des cercles hongrois parisiens. Lorsqu’elle me vit bondir comme une gazelle autour de la table de la salle à manger, elle me donna le téléphone du Nigos et je bondis de plus belle.
Il faut dire qu’il y avait une crise. Ma mère avait confondu le jour et la nuit, avait mis ses chaussures dans le frigo et réveillé tout l’immeuble à trois heures du matin en poussant à fond sa télé sur une chaîne espagnole, dansant un flamenco endiablé sur le rebord de son balcon jusqu’à ce que chute de pot de fleurs s’ensuive. Les pots de fleurs n’étaient pas tombés de très haut, 82 cm exactement, car ma mère habite au rez-de-chaussée. Par contre, les voisins étaient furieux, ma mère s’était fait un tour de rein et avait insulté tous les pompiers lorsqu’ils étaient venu à son secours. Un vrai scandale. Nous prenions donc du thé et des gâteaux avec Henriette pour nous remettre de nos émotions. Ma mère partait à l’hôpital, à cause des chaussures dans le frigo et j’étais triste. C’est dans ces moments de relâchement que l’on commet une erreur et j’ai accepté avec enthousiasme le téléphone du Grand Nigos.
Vous êtes en train de vous demander si le Grand Nigos est le nom de l’émission de télé ou de son animateur. En fait, il s’appelait Roger Chopchick, Chopchick signifiant «tailleur pour dames» ; mais il tenait l’émission depuis un nombre d’années considérables, en tirait des revenus substantiels ainsi qu’une réputation consternante et son nom s’était confondu avec elle. On regardait le Grand Nigos animer le Grand Nigos et puis voilà.
J’étais donc invitée à la finale, après trois mois de compétition interminable où de jeunes gens post-pubères s’étaient épuisés à tourner indéfiniment autour de leurs foutues chaises, moins une à chaque fois. Il y avait une coutume assez horrible selon laquelle, lorsque l’un des impétrants était éliminé, la foule le huait copieusement en se donnant de grandes claques sur les fesses et les cuisses, tout en rigolant bruyamment. C’était l’usage. Le Grand Nigos faisait alors sa célèbre « tourniquette » (trois rotations rapides sur lui-même), puis prenait un air solennel et réprobateur et calmait le public avec de bonnes paroles. Tout le monde faisait amende honorable, le perdant pleurait très fort, pour que ce soit émouvant et puis ses camarades l’étreignaient et chantaient pour saluer son départ. L’idée de devoir me taper sur les fesses en riant m’attirait moyennement et je commençais à regretter mon élan télévisuel.
Mais il était hors de question de vexer Henriette, magnétiseuse un peu fantasque mais plutôt sympathique. Elle s’était donné du mal pour avoir les places et puis elle était assez fière de me montrer qu’elle avait ses entrées auprès du Nigos. Malgré la longueur de l’émission, beaucoup de gens voulaient y assister, dans l’espoir hypocrite d’être vu à la télé. Les places étaient chères et j’étais coincée. Je reçus le carton d’invitation le jour même, il y avait marqué : « tenue de soirée exigée ». C’était embêtant. Qu’allais-je donc pouvoir mettre pour circuler facilement, ne pas être grotesque et montrer tout de même mes jambes, au cas où je pourrais saluer le Grand Nigos ? Après quelques essayages, j’optais pour un mini-paletot noir qui faisait robe, sur une légère tunique violine près du corps, discrète et de bon goût, avec un petit nœud coquin sur le décolleté, dont tout le monde se foutait royalement. J’ajoutais des collants gris bronze, censés mettre en valeur mes jambes (de gazelle), mais j’avais surtout du mal à trouver la position idoine, assise ou debout, car mon mini-paletot s’ouvrait un peu trop. Bref, j’ai pris froid en attendant les hôtesses et j’ai eu trop chaud sur le plateau. Mais j’étais toute contente de porter mon badge en plastique « loge du Nigos ». Cela me permettait, en principe, de me faufiler partout, de boire du champagne et de croiser toutes les vedettes locales de la soirée. Une aubaine.
L’émission commença à l’heure car c’était du direct, baigné du stress des techniciens et des chefs de plateau débordés. Tout le monde s’agitait en tout sens, le public courait dans les travées en s’arrachant des T-Shirts aux effigies des deux derniers candidats, c’était un foutoir complet. Le chauffeur de salle faisait des grands signes pour lancer les applaudissements et malgré le hululement infernal qui envahissait la salle, cela ne lui suffisait jamais. La mise en scène était simple : il y avait une grande chaise dorée et couverte de faux strass au centre du plateau. Le grand Nigos avait mis une sorte de turban argenté avec une aigrette, pour marquer le coup et faire un signe amical aux notables de la ville. On avait rajouté des choristes à l’orchestre pour faire encore plus de bruit et les candidats avaient dix tableaux éliminatoires, du heavy-metal à revue égyptienne, en passant par l’incontournable reprise de : « Ne Me Quitte Pas », que l’on chantait en latin à chaque finale.
J’étais disciplinée. Pour faire honneur à Henriette, je me levais avant chaque chanson et applaudissais à tout rompre en me dandinant avec enthousiasme. J’ai tenu les deux premières heures ; sur la fin, j’étais un peu déshydratée et je m’étais rendu compte que les cadreurs ne filmaient que les deux premiers rangs. Le badge du Nigos nous avait tout juste permis de nous caser au bord du douxième gradin et encore, en trichant un peu.
La jolie candidate blonde, triste et fade, perdit largement. Le gagnant brandit le trophée et posa pour les photographes, tout le monde s’étreignit devant les caméras et se pinça les fesses en grognant de satisfaction. Le plus important restait à faire : me faire repérer par le Nigos ou par tout autre individu un tant soit peu important. Henriette fatiguait, elle en avait vu d’autres. Elle savait qu’il ne se passait rien dans les loges et avait hâte de rentrer pour prendre de l’aspirine. Mais j’insistais lourdement et les vigiles blasés nous laissèrent passer sans mot dire.
Au premier étage, il n’y avait qu’un long couloir gris et sale, éclairé au néon. Les loges étaient remplies de kleenex et de vieux sushis. Des « people » anonymes, affalés le long du mur, en jogging et en vieux pulls discutaient tranquillement. Lorsque Henriette s’avança dignement pour trouver la loge du Nigos, qui était dans l’autre sens, la directrice de production de la chaîne lui barra le passage avec un air de mépris achevé.
Nous entrâmes finalement dans la loge. Tous les amis étaient là, trois à quatre personnes en comptant les conjoints, avec quelques assistants oisifs qui baillaient en fumant. Le champagne était tiède et aigrelet. L’entreprise devenait hasardeuse et Henriette me fusillait du regard en mimant furieusement le mot : « taxi », pour signifier l’heure du départ. Je la suppliais bêtement. Je voulais au moins voir le Nigos.
Il finit par arriver, tardivement. Son premier geste fut d’enlever sa chemise, dévoilant un bout de torse convenablement velu, mais pas très excitant. Il serra d’un air viril et décontracté quelques mains tendues puis lança la musique, du folklore régional que tout le monde accueillit avec des : « ay you ki, gen-til you ki !! » vigoureux, que l’on doit rythmer en claquant des doigts. Je commençais à me sentir très seule. Henriette tirait très fort sur la manche de ma tunique pour m’obliger à sortir. J’eus tout juste le temps d’embrasser Nigos, qui me reconnut à cause de mes petits messages drôles et subtils. Il s’attarda un instant sur mes jambes d’un air désabusé avant de retourner danser. C’était cuit, je n’avais plus qu’à filer, et en vitesse.
Henriette, excédée, avait sauté dans un taxi sans m’attendre. J’errais quelques minutes dans les couloirs, histoire de voir et d’être vue peut-être, avant de rentrer me coucher. Je croisais la responsable des décors, beaucoup plus belle qu’à l’écran, avec son grand chignon gris et ses pommettes délicates. Le premier chorégraphe discutait d’un air grave avec le professeur de théâtre, qui tirait nerveusement sur un cigarillo éteint. Quant à la perdante, que l’on surnommait « Ophélie » à cause de son sourire inquiétant, elle errait en costume de scène, pieds nus, échevelée, dans l’indifférence générale. Il était temps de m’enfuir.
Je n’arrivais plus à trouver un taxi, mais un couple de producteurs californiens, venu négocier la prochaine saison de l’émission, accepta de m’emmener dans leur énorme BMW grise métallisée. Ils échangèrent quelques mots vifs au début du trajet, Madame reprochait à Monsieur de lui imposer des soirées : « in that stupid little messy place » et puis plus rien, un silence lourd malgré mes tentatives bilingues pleines d’espoirs et de bonnes intentions. Ils me laissèrent au centre de Paris où j’attrapais, transie et échevelée comme Ophélie, le dernier métro.
Osée Osa ® - 2009
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire