Hyper Tango
C’était la fête. Il y avait des petites affiches rouges à l’entrée de l’établissement : « Tango-chow-show ». L’affiche était proprette, un papier rouge corail soigneusement collé sur des panonceaux en carton 13X18, avec une petite flèche indiquant la direction. C’était net.
Il suffisait donc de suivre le chemin habituel, parsemé de petits panneaux rouges, pour se retrouver dans la même salle, le « grand hall » des réceptions. La pièce était effectivement grande, avec un certain potentiel en termes de réunions et raouts polyvalents, et puis de larges baies vitrées donnant sur le jardin. Le programme initial était de décorer les arbres avec des petits lampions, de mettre des nappes blanches avec des serviettes en papier rouges, pour reprendre le thème du tango, bien sûr. Le personnel pouvait aussi mettre des petits bonnets en papier crêpon assorti, rouge, mais il n’y avait que du papier vert chez Bricolex et, de toute façon c’était trop compliqué. En plus, il ne faisait pas très beau, alors on avait finalement installé tout comme d’habitude et puis zut.
Ils étaient presque tous là, soigneusement installés devant leurs assiettes, sans décorations et sans bruit. J’avais l’impression d’entrer dans une retraite de séminaristes provisoires. J’avais mis une robe avec de grandes fleurs rouges et bleues, enfin des teintes discrètes, tout de même, pour ne pas en rajouter. J’étais prête à taper dans mes mains, pousser la chansonnette ou même faire le kangourou australien sur la piste de danse, histoire de mettre un peu de bonne humeur et d’énergie dans cette affaire. Lorsque j’entrais, il me vint à l’esprit que l’ambiance ne se prêtait pas trop à ce genre de fantaisies. Je me contentais de saluer quelques têtes connues d’un air joyeux et parfaitement hypocrite et puis je m’asseyais vaguement à table, en grommelant quelques bêtises pour distraire mes voisins.
C’était déjà le dessert : une coupe de glace pêche-sorbet, avec de vrais morceaux de fruits et aussi vanille-caramel, sans morceaux de caramel, mais avec une pointe de Chantilly habilement glissée sur le côté. C’était très bon, mais il manquait les petites tuiles aux amandes et le café était mou. Tanpis. Tout le monde lapait sa glace avec application et avec plaisir.
« Très bien », me dis-je. « Mais quid du tango ? ». J’imaginais déjà ma voisine transportée dans les bras solides d’un hidalgo renversant, jouant de la prunelle et de la gambette au son du bandonéon… Je voulais voir des frous-frous de jupes et de talons aiguilles, des chaussures cirées effleurant le parquet et des dames aux cheveux noirs se cambrant dans des poses admirables. Rien de tout cela. Il n’y avait pas plus de tango que de café dans cette foutue baraque et j’avais trouvé un sujet de protestation que je n’allais pas lâcher.
En y regardant de plus près, il y avait bien un jeune blondinet au regard un peu fixe et à la démarche savante. Il portait un mélange étrange de chemises et de costume souples, choisis au hasard ou bien subtilement dépareillés… Les chaussures bicolores, par contre, étaient du meilleur goût, en tout cas suffisamment voyantes pour lui donner un petit air artiste. Il ressemblait vaguement à Stéphane Bern et à Tintin, ce devait être un gentil garçon.
Ses regards circulaires et sérieux confirmèrent sa position éminente : c’était le Directeur de la Compagnie Chow-Show. Passionné de tango et amoureux transi de sa cousine argentine, il avait méthodiquement exploré cet art chorégraphique. Les piqués-tendus, les pointés-ronds de jambes, les balancés-plongés avec rotation de tête inverse, ainsi que les portés-jetés audacieux de sa cavalière n’avaient plus beaucoup de secrets pour lui. Pour l’instant, il avançait concentré, passant d’une table à l’autre, reculant les fauteuils, tirant les chaises, plaçant sa caméra et souriant d’un air absent sans regarder personne.
Pendant ce temps, les membres de la Compagnie Chow-Show, de charmants sexagénaires réunis par paires mixtes, un monsieur avec une dame, attendaient nonchalamment assis sur le bord de la scène. La musique tournait déjà en fond sonore, pas désagréable, mais les danseurs n’avaient reçu aucun signal. Ils étaient pourtant bien habillés. Yvette avait mis son coordonné plissé vert d’eau, avec des panchera, les escarpins traditionnels. Pour s’accorder au vert, ils étaient de couleur mauve pâle, et gansés d’argent. Nadia, très maigre, s’était gainée de noir, avec un collant bien opaque et un pantalon bouffant ocre, qui lui façonnait une sorte de silhouette d’inspiration slave, - ce qui n’avait pas grand rapport avec le tango -. Quant à Christelle, qui avait des yeux verts magnifiques, son haut translucide et sa jupe imprimée un peu trop fendue étaient dans des camaïeus de bleu roi. Elle était belle.
Les hommes aussi avaient des arguments. Roger était grand, avec une chemise à carreaux jaune pâle et des pancheros beiges. Patrick, avec sa moustache à bords ondulés et son costume trois-pièces impeccable, avait un sourire coquin et charmant. Et Pablo, l’oncle de la cousine argentine, avait simplement un complet bleu gris parfait, avec une cravate satinée à peine ombrée de mauve. Son visage rasé de frais était grave et expressif.
Après une attente aussi longue qu’inutile, car ils auraient tout de même pu esquisser quelques pas informels, - alors que je piaffais d’impatience coincée sur ma chaise -, ils se mirent enfin à danser. Ils étaient plutôt touchants, émouvants, même, et il ne manquait qu’un grain de folie, une audace imprévue, un petit accident pour que la représentation devienne vivante et forte. Le charme, il y en avait un peu… Mais la troupe était timide, trop studieuse. Chaque pas était exécuté avec application et prudence, on sentait les heures de travail accumulées pour avoir la posture idéale, pour ne pas trébucher, pour ne pas se tromper, enfin pour être fidèle au Tango Chow-Show.
C’était dommage. J’attendais une occasion de semer la pagaille dans ces rotations languissantes et bien ordonnées. Mais tout était prévu : j’avais oublié Tintin et sa cousine.
Au bout d’un quart d’heure d’ « ouvertures », de duos alternés pour chauffer la salle, la musique devint plus brillante. On sentait l’évènement. Tintin empoigna sa partenaire d’une main experte et ces deux-là se mirent à virevolter seuls en scène, pendant que toute l’assistance les contemplaient bêtement. Le couple tanguait, leurs regards perdus, puis extatiques, leurs poses vaguement lascives et leurs sourires niais en disaient long sur leur amour fou et probablement platonique. Ils dansaient et c’était tout. En attendant, on s’ennuyait ferme.
Nous eûmes droit à trois solos du couple-vedette. Puis ce fut le final, Christelle était avec Pablo et ces deux-là exprimaient quelque chose de chaleureux, quelque chose que tout le monde n’avait pas. J’applaudissais à tout rompre, avec l’ensemble de la salle, rien que pour eux, qui avaient du cœur et qui semblaient heureux.
Il était tard. Je décidais courageusement de m’enfuir, avec Tante Églantine et une amie plutôt patiente, qui semblait finalement moins énervée que moi. Pas de chance, Tintin nous barrait le passage en souriant de toutes ses dents. Nous nous sentîmes obligé de lui faire des compliments malgré notre fatigue. Il sourit encore plus fort, flatté sans doute et insista pour m’inviter à danser. J’essayais de lui résister avec des petits « Oh ! » et « Ah ! » parfaitement ridicules. Évidemment, Églantine et quelques collègues enthousiastes finirent par s’emballer et m’ordonnèrent de suivre Tintin : « Isa-belle, Isa-belle ! », scandaient-elles avec conviction. Je ne m’appelle pas « Isabelle », mais tout le monde s’en foutait et j’étais cuite. Je n’avais plus qu’à danser avec le bonhomme.
Tintin m’entraîna sur la piste dans une succession de petits pas secs et précis. Je n’y connaissais rien et mes sandales compensées faisaient un « clouc » suspect à chaque pirouette sur les dalles violines. Il me tenait bien, cet animal. Il me fit tournoyer, avancer, reculer, je dus également me pencher en avant, puis en arrière. Ces acrobaties m’inquiétaient particulièrement : ma robe à fleurs n’était pas faite pour le tango. Elle montait ou descendait bien trop haut ou bien trop vite, et j’étais dans une position plutôt embarrassante. Enfin, après de longues minutes, la cousine vint fixer Tintin avec une expression lourde de sens. Il avait intérêt à me lâcher vite s’il ne voulait pas recevoir une claque en public. La cousine me sauva en récupérant son homme.
Je remerciais mon cavalier avec des petites courbettes et des signes de la main. Mais il était déjà repris dans son tango très personnel, et je partis enfin avec Églantine et ma copine compréhensive, qui riaient encore dans l’ascenseur. Ce fut une drôle de journée que celle du Tango de la Compagnie Chow-Show.
Il suffisait donc de suivre le chemin habituel, parsemé de petits panneaux rouges, pour se retrouver dans la même salle, le « grand hall » des réceptions. La pièce était effectivement grande, avec un certain potentiel en termes de réunions et raouts polyvalents, et puis de larges baies vitrées donnant sur le jardin. Le programme initial était de décorer les arbres avec des petits lampions, de mettre des nappes blanches avec des serviettes en papier rouges, pour reprendre le thème du tango, bien sûr. Le personnel pouvait aussi mettre des petits bonnets en papier crêpon assorti, rouge, mais il n’y avait que du papier vert chez Bricolex et, de toute façon c’était trop compliqué. En plus, il ne faisait pas très beau, alors on avait finalement installé tout comme d’habitude et puis zut.
Ils étaient presque tous là, soigneusement installés devant leurs assiettes, sans décorations et sans bruit. J’avais l’impression d’entrer dans une retraite de séminaristes provisoires. J’avais mis une robe avec de grandes fleurs rouges et bleues, enfin des teintes discrètes, tout de même, pour ne pas en rajouter. J’étais prête à taper dans mes mains, pousser la chansonnette ou même faire le kangourou australien sur la piste de danse, histoire de mettre un peu de bonne humeur et d’énergie dans cette affaire. Lorsque j’entrais, il me vint à l’esprit que l’ambiance ne se prêtait pas trop à ce genre de fantaisies. Je me contentais de saluer quelques têtes connues d’un air joyeux et parfaitement hypocrite et puis je m’asseyais vaguement à table, en grommelant quelques bêtises pour distraire mes voisins.
C’était déjà le dessert : une coupe de glace pêche-sorbet, avec de vrais morceaux de fruits et aussi vanille-caramel, sans morceaux de caramel, mais avec une pointe de Chantilly habilement glissée sur le côté. C’était très bon, mais il manquait les petites tuiles aux amandes et le café était mou. Tanpis. Tout le monde lapait sa glace avec application et avec plaisir.
« Très bien », me dis-je. « Mais quid du tango ? ». J’imaginais déjà ma voisine transportée dans les bras solides d’un hidalgo renversant, jouant de la prunelle et de la gambette au son du bandonéon… Je voulais voir des frous-frous de jupes et de talons aiguilles, des chaussures cirées effleurant le parquet et des dames aux cheveux noirs se cambrant dans des poses admirables. Rien de tout cela. Il n’y avait pas plus de tango que de café dans cette foutue baraque et j’avais trouvé un sujet de protestation que je n’allais pas lâcher.
En y regardant de plus près, il y avait bien un jeune blondinet au regard un peu fixe et à la démarche savante. Il portait un mélange étrange de chemises et de costume souples, choisis au hasard ou bien subtilement dépareillés… Les chaussures bicolores, par contre, étaient du meilleur goût, en tout cas suffisamment voyantes pour lui donner un petit air artiste. Il ressemblait vaguement à Stéphane Bern et à Tintin, ce devait être un gentil garçon.
Ses regards circulaires et sérieux confirmèrent sa position éminente : c’était le Directeur de la Compagnie Chow-Show. Passionné de tango et amoureux transi de sa cousine argentine, il avait méthodiquement exploré cet art chorégraphique. Les piqués-tendus, les pointés-ronds de jambes, les balancés-plongés avec rotation de tête inverse, ainsi que les portés-jetés audacieux de sa cavalière n’avaient plus beaucoup de secrets pour lui. Pour l’instant, il avançait concentré, passant d’une table à l’autre, reculant les fauteuils, tirant les chaises, plaçant sa caméra et souriant d’un air absent sans regarder personne.
Pendant ce temps, les membres de la Compagnie Chow-Show, de charmants sexagénaires réunis par paires mixtes, un monsieur avec une dame, attendaient nonchalamment assis sur le bord de la scène. La musique tournait déjà en fond sonore, pas désagréable, mais les danseurs n’avaient reçu aucun signal. Ils étaient pourtant bien habillés. Yvette avait mis son coordonné plissé vert d’eau, avec des panchera, les escarpins traditionnels. Pour s’accorder au vert, ils étaient de couleur mauve pâle, et gansés d’argent. Nadia, très maigre, s’était gainée de noir, avec un collant bien opaque et un pantalon bouffant ocre, qui lui façonnait une sorte de silhouette d’inspiration slave, - ce qui n’avait pas grand rapport avec le tango -. Quant à Christelle, qui avait des yeux verts magnifiques, son haut translucide et sa jupe imprimée un peu trop fendue étaient dans des camaïeus de bleu roi. Elle était belle.
Les hommes aussi avaient des arguments. Roger était grand, avec une chemise à carreaux jaune pâle et des pancheros beiges. Patrick, avec sa moustache à bords ondulés et son costume trois-pièces impeccable, avait un sourire coquin et charmant. Et Pablo, l’oncle de la cousine argentine, avait simplement un complet bleu gris parfait, avec une cravate satinée à peine ombrée de mauve. Son visage rasé de frais était grave et expressif.
Après une attente aussi longue qu’inutile, car ils auraient tout de même pu esquisser quelques pas informels, - alors que je piaffais d’impatience coincée sur ma chaise -, ils se mirent enfin à danser. Ils étaient plutôt touchants, émouvants, même, et il ne manquait qu’un grain de folie, une audace imprévue, un petit accident pour que la représentation devienne vivante et forte. Le charme, il y en avait un peu… Mais la troupe était timide, trop studieuse. Chaque pas était exécuté avec application et prudence, on sentait les heures de travail accumulées pour avoir la posture idéale, pour ne pas trébucher, pour ne pas se tromper, enfin pour être fidèle au Tango Chow-Show.
C’était dommage. J’attendais une occasion de semer la pagaille dans ces rotations languissantes et bien ordonnées. Mais tout était prévu : j’avais oublié Tintin et sa cousine.
Au bout d’un quart d’heure d’ « ouvertures », de duos alternés pour chauffer la salle, la musique devint plus brillante. On sentait l’évènement. Tintin empoigna sa partenaire d’une main experte et ces deux-là se mirent à virevolter seuls en scène, pendant que toute l’assistance les contemplaient bêtement. Le couple tanguait, leurs regards perdus, puis extatiques, leurs poses vaguement lascives et leurs sourires niais en disaient long sur leur amour fou et probablement platonique. Ils dansaient et c’était tout. En attendant, on s’ennuyait ferme.
Nous eûmes droit à trois solos du couple-vedette. Puis ce fut le final, Christelle était avec Pablo et ces deux-là exprimaient quelque chose de chaleureux, quelque chose que tout le monde n’avait pas. J’applaudissais à tout rompre, avec l’ensemble de la salle, rien que pour eux, qui avaient du cœur et qui semblaient heureux.
Il était tard. Je décidais courageusement de m’enfuir, avec Tante Églantine et une amie plutôt patiente, qui semblait finalement moins énervée que moi. Pas de chance, Tintin nous barrait le passage en souriant de toutes ses dents. Nous nous sentîmes obligé de lui faire des compliments malgré notre fatigue. Il sourit encore plus fort, flatté sans doute et insista pour m’inviter à danser. J’essayais de lui résister avec des petits « Oh ! » et « Ah ! » parfaitement ridicules. Évidemment, Églantine et quelques collègues enthousiastes finirent par s’emballer et m’ordonnèrent de suivre Tintin : « Isa-belle, Isa-belle ! », scandaient-elles avec conviction. Je ne m’appelle pas « Isabelle », mais tout le monde s’en foutait et j’étais cuite. Je n’avais plus qu’à danser avec le bonhomme.
Tintin m’entraîna sur la piste dans une succession de petits pas secs et précis. Je n’y connaissais rien et mes sandales compensées faisaient un « clouc » suspect à chaque pirouette sur les dalles violines. Il me tenait bien, cet animal. Il me fit tournoyer, avancer, reculer, je dus également me pencher en avant, puis en arrière. Ces acrobaties m’inquiétaient particulièrement : ma robe à fleurs n’était pas faite pour le tango. Elle montait ou descendait bien trop haut ou bien trop vite, et j’étais dans une position plutôt embarrassante. Enfin, après de longues minutes, la cousine vint fixer Tintin avec une expression lourde de sens. Il avait intérêt à me lâcher vite s’il ne voulait pas recevoir une claque en public. La cousine me sauva en récupérant son homme.
Je remerciais mon cavalier avec des petites courbettes et des signes de la main. Mais il était déjà repris dans son tango très personnel, et je partis enfin avec Églantine et ma copine compréhensive, qui riaient encore dans l’ascenseur. Ce fut une drôle de journée que celle du Tango de la Compagnie Chow-Show.
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